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La place de la médiation au Japon

INTERmédiés

  • 09/12/2020

Le Japon comptabilise dix à quinze fois moins d’affaires traitées par les tribunaux que les autres pays développés. (1) Et les litiges qui y atterrissent sont réglés dans 80 %  des cas par des voies non contentieuses. Comment donc expliquer cette singularité ? La médiation y joue-t-elle un rôle ?

Confucianisme et bouddhisme imprègnent la culture japonaise. Les règles de conduite – appelées giri – façonnent la pensée (2) et se traduisent par le respect de la hiérarchie et l’obéissance aux règles et à l’autorité. Tenir parole et être loyal : voilà des valeurs structurantes. En se conformant à ces règles, les conflits devraient être évités et l’harmonie régner. “Une personne normale n’a de problème avec personne”, me confiait Me N. Amemiya, avocate à Tokyo. Voilà qui plante le décor…

Les excuses : un MARD typiquement nippon

Cela explique en partie le faible nombre de différends. Et, même quand un conflit naît, les Japonais recourent rarement au procès pour le résoudre. Les premières techniques institutionnelles de règlement amiable des différends apparaissent au XIIIe siècle : les excuses y jouent un rôle majeur. En effet, si elles sont présentées “dans les formes”, elles peuvent rendre l’honneur à la victime et clôrent le contentieux, car “l’appel au droit est toujours [considéré comme] un échec, l’échec de n’avoir su régler son conflit entre personnes raisonnables” (3). En outre, prédomine l’idée selon laquelle “les décisions des juges ne font qu’accentuer le conflit entre les parties, les empêchant de participer au règlement du conflit et assignent une faute morale sur l’une d’elles, ce qui pourrait être évité dans une solution compromissoire”. (4) Enfin, la longueur des procédures, le coût élevé et  la prévisibilité des jugements (le tout largement accentué par le pouvoir politique) incitent le justiciable à se tourner vers les MARD. Alors, la médiation conventionnelle est-elle reine au pays du Soleil-Levant ?  Elle, qui se joue librement et sans recours à un juge, ne serait-elle pas la meilleure voie pour atteindre l’harmonie ? On pourrait le croire… Mais il n’en est rien. En fait, la médiation conventionnelle n’existe pratiquement pas au Japon (hormis en matière commerciale). On trouve des organismes de médiation accrédités par le ministère de la Justice, mais leur développement est récent et ils n’ont pas bonne presse. En effet, le sens de l’honneur et la volonté de dissimuler les conflits ne facilitent nullement le recours à un tiers extérieur pour laver son linge sale. Qui plus est, le médiateur est dépourvu de tout pouvoir, ce qui le prive du caractère d’autorité reconnu au juge. Cet élément est déterminant car, lorsque les conflits se révèlent, cela signifie souvent que les digues du giri ont cédé. Avoir un dialogue constructif dans ce contexte est une gageure.

Haro sur le contentieux

Un autre aspect du système nippon n’apparaît pas à la simple lecture des textes : il s’agit de l’obéissance à l’autorité du juge, qui contraint largement les parties à trouver un accord et à contenir leurs émotions. En effet,  la procédure de médiation wakaï (wa = harmonie ; kaï = résoudre) et la conciliation chôtei (chô = examiner ; tei = arrêter) se déroulent sous l’égide du magistrat qui jugera le différend en cas d’échec des discussions. La “soumission” à son autorité fonctionne à plein, et la partie qui monterait une résistance forte au principe même de la médiation, ou qui aurait une attitude mal perçue par le juge lors de celle-ci, risque fort d’être handicapée lors du procès. Les magistrats se font une opinion des parties en fonction de leur comportement lors des audiences, de leur respect du giri, et ne jugent pas uniquement en légalité. Ainsi les avocats peuvent amener leurs clients à accepter un accord, même s’ils n’ont pas la conviction que tous leurs droits ont été pris en compte, afin d’éviter de paraître ne pas faire d’effort pour sortir du litige. Ils redoutent que cette posture ne prenne le pas sur le fond du dossier et les éléments de droit. Le faible nombre d’affaires porté en justice (dont 80 % se règlent via des MARD et se soldent par un accord dans 75 % des cas) ne signifie nullement que le système judiciaire japonais serait meilleur que les autres. Seuls 18 % des justiciables ayant eu recours à la conciliation chôtei trouvent cette procédure équitable, 26% pensent que la solution est acceptable, et uniquement 35% ont exprimé une opinion favorable sur ce mécanisme (5). Point à l’attention des étrangers confrontés à la justice japonaise : “On essaie toujours de concilier avant d’intenter un procès. Il est judicieux de montrer une attitude ouverte et constructive à l’endroit des MARD devant les juges et ne pas considérer uniquement la voie contentieuse”, prévient Me Y. Suda, avocat à Tokyo.

Les principaux MARD au Japon

  • La médiation uttae teiki mae no wakai

Après avoir été saisi, le juge convoque et entend les parties, et les invite à trouver une solution amiable seuls. Lorsque les parties parviennent à s’entendre, un accord est établi et inscrit au registre du tribunal. Il aura alors les mêmes effets qu’un jugement.

  • La conciliation chôtei

C’est le principal MARD puisqu’à elle seule, la conciliation chôtei représente près de 60% de l’ensemble des nouvelles affaires civiles portées devant les tribunaux. Les parties négocient via une Chambre de conciliation dépendant du tribunal. Elle joue le rôle d’intermédiaire (les parties sont rarement directement en contact) et propose des pistes d’accord (à la différence de la médiation uttae teiki mae no wakai où les parties sont seules). Elle est généralement présidée par un juge accompagné de deux conciliateurs sélectionnés pour leur sagesse et leur expertise sur le sujet, mais sans formation à la gestion de conflit. Les audiences ne sont pas publiques et les échanges sont confidentiels. Les séances (trois en général) durent entre deux et trois heures et s’étalent sur 2,2 mois en moyenne.

  • L’article 89 du Code de procédure civile japonais

Au cours d’un procès, cet article permet au juge d’ordonner une conciliation à n’importe quel moment de la procédure. L’exemple du système japonais démontre que le sentiment de justice des citoyens n’est pas nécessairement mieux assuré selon que la société soit à tradition amiable ou à tradition contentieuse. L’important étant peut-être que les citoyens disposent de différents outils et qu’ils sachent les utiliser. Par Gildas Majault


(1) En 1990, le nombre d’affaires traitées par les tribunaux était de 6 pour 1000 habitants au Japon (102 en Israël, 99 en Allemagne, 68 aux États-Unis). La notion de litige inclus ici tous les modes amiables de règlement des différends impliquant la saisine d’un tribunal. Ch. Wollschlager, Historical trends of civil litigation in Japan, Arizona, Sweden and Germany: Japanese legal culture in light of judicial statistics, in Japan: economic success and legal system, Harald Baum Berlin, Walter de Gruyter. (2) Edouard Dubois, in Etude socio-légale de la résolution des conflits au Japon, revue internationale de droit comparé, 2009.  (3) Pr Noda, Introduction au droit japonais, Dalloz, 1966. (4) T. Kawashima, Dispute resolution in comporary Japan, in Law in Japan, Harvard University Press, 1963. (5) Koyama et Kitamura , La conciliation civile et commerciales ou Japon, in Études de droit japonais, société de législation comparée.